A l'origine du programme PHARE, le Père Pierre Ceyrac...
En 1980, le Père Pierre Ceyrac (s.j.), après 43 ans passés en Inde au service des plus pauvres, et à la demande de son supérieur provincial, arrive pour une mission ponctuelle dans le camp de transit de Phanat Nikhom, près de Bangkok, en Thaïlande. A ce moment là, la tragédie du Cambodge ouvre une nouvelle page de son histoire. Les Khmers Rouges sont chassés du pays par l’invasion vietnamienne. Les Cambodgiens arrivent en masse sur la frontière Thaïlande /Cambodge. Une partie d’entre eux cherchent un pays d’accueil, ils sont regroupés dans le camp de transit près de Bangkok.
Six mois plus tard, sa mission accomplie, Le Père Pierre demande au supérieur général de la Compagnie de Jésus, Pedro Aruppe, à être envoyé dans les camps de réfugiés cambodgiens sur la frontière.
J’ai rencontré le Père Pierre pour la première fois en Inde, en 1974. Je n’avais pas tout à fait 20 ans. J’étais partie avec une amie en Inde. Nous avions prévu, pour ne pas « voyager comme des valises », de passer une partie de notre séjour avec l’organisation Service Civil International. Nous ne savions pas que cette heureuse initiative allait nous permettre de rencontrer le Père Pierre Ceyrac. L’image que je garde de lui, à cette époque, est celle d'une immense bouche dans un visage maigre et buriné, bienveillant et rieur, avec une grande mèche sur les yeux, (très ressemblant au dessin de Gavroche fait par Victor Hugo). En soutane blanche, sur une vieille moto. Je lui donnais 35 ans environ et j’ai appris par la suite, à ma vive stupéfaction, qu’il en avait en fait 60.
Pendant 15 jours ou trois semaines, nous avons participé à un chantier pour construire un dispensaire dans un petit village du sud de l’Inde. Je ne sais pas au juste quels étaient les liens du Père Ceyrac avec Service Civil International mais une chose est sûre c'est que c’est lui qui nous « dorlotait ». Presque tous les jours, il passait sur le chantier, les bras chargés de cadeaux, le tout ficelé sur sa vieille moto. Il avait à cœur de nous montrer l’Inde dans sa diversité. C’est ainsi que nous avons été plusieurs fois invitées dans des familles très riches de la région (Je l’entends encore nous dire « En Inde, 2% de la population se partagent toutes les richesses de l’Inde, les 98 % restant n’ont rien ») pour des soirées somptueuses. Le reste du temps nous étions sur le chantier ou en visite dans les bidonvilles. Je n’en revenais pas de tant de prévenance, d’attentions délicates, de soins, de chaleur rayonnante, de tout ce temps qu’il nous donnait, à nous, enfants de bourgeois sans aucun intérêt, alors qu’il y avait tant à faire avec les pauvres et les malheureux sans nombre.
Il était ainsi le Père Pierre, rayonnant sur les pauvres comme sur les riches, sur les malheureux comme sur les voraces, sur les maigres comme sur les dodus, pareil à la grâce de Dieu dont il était une manifestation éclatante.
Ce voyage fut inoubliable, une provision de lumière pour les jours sombres.
Je ne l’ai revu que bien des années plus tard, en 1985 sur la frontière Thaïlande/Cambodge, dans les camps de réfugiés. A cette époque, suite à des expériences hasardeuses, tout ce qui faisait ma vie s’était effondré, me laissant épouvantée et perdue. Après 2 ou 3 années d’errance de New York à l’Inde en passant par Berlin, je me suis rappelé (opportunément) qu’il suffirait de retrouver le Père Pierre pour me prouver que la lumière existait.
C’est ainsi que je suis arrivée sur la frontière du Cambodge en tant qu’administratrice pour Handicap International. A la fin de mon contrat, le Père Pierre me proposait d’enseigner le dessin aux enfants dans son équipe enseignante de l’ONG Thaï COERR (Catholic Office for Emergency Releaf and Refugees). A ce moment là, quelque peu échaudée par cette année passée avec la « totalitaire » (en exagérant un peu) ONG française toute préoccupée de contrôle, de programmes et de statistiques, je n’aspirais plus qu’à « mettre les voiles » du côté de l’Afrique. Mais on ne peut pas dire non au Père Pierre (j’étais assez lucide pour me dire que « ce que le Père Pierre veut, Dieu le veut ! »), j’ai donc dit oui, en me disant « et merde ! ». Les dessins des enfants n’étaient alors pour moi que de malhabiles pattes de mouches sans intérêt. Par la suite, ce sont les enfants eux -mêmes qui m'ont convaincus de l’intérêt de la démarche, en me démontrant qu’ils étaient capables de bien d’autres choses et même, avec la grâce incomparable des enfants, de parvenir à une authentique expression artistique. Sans le savoir, j’ouvrais là une longue période de ma vie qui m'emporterait jusqu’au Cambodge, avec un projet de reconstruction et de développement.
De 1986 jusqu’à la fermeture des camps en 1993, je suis donc restée dans l’équipe du Père Ceyrac. Sa conception de la coordination était à l’exact opposé de celle dont j’avais fait l’expérience avec Handicap International. Il ne s’agissait plus du tout de « barder de contrôles » le malheureux expatrié forcément habité par le projet d’en faire le moins possible. La première chose qu’on nous a dit en arrivant à Handicap c’était « Attention, ici ce n’est pas le Club Med !. Nous avons entendu le petit clic que font les bulles de savon quand elles explosent, et nos illusions et rêves d’engagement sans limite se sont dissous dans l’atmosphère.
Le Père Pierre c'était tout autre chose, il ne s’occupait aucunement des détails, seul l’intéressait l’essentiel. Au contraire, il accordait une confiance complète et un respect total aux membres de son équipe. Jamais derrière notre dos à glisser des regards indiscrets (il n’aurait d’ailleurs pas eu le temps), question de voir si nous n’étions pas en train « de tirer au flanc ». Pour autant, il « mettait la barre très haut » par tout son être et par son exemple. Ses déclarations étaient toujours courtes - il avait posé une fois pour toutes que les meetings mensuels de l’ONG ne devaient pas dépasser une heure et il s'y tenait. C’est drôle, quand on songe au fonctionnement des autres ONG, pourtant toutes beaucoup plus petites que COERR. Celles-ci multipliaient les meetings - jusqu’à plusieurs fois par semaine - séances interminables, engluées dans l’anecdotique, où chacun avait à cœur de parler de n’importe quoi pour prouver qu’il travaillait comme un forçat.
Le Père Pierre était lumière et aussi liberté. C’était merveilleux de travailler avec lui (assez fatiguant aussi !) car nous avancions en toute liberté. Comme tous les rêveurs, j’ai toujours aimé entreprendre. Rien de tel que l’entreprise pour soutenir et relancer le rêve ! Quand je me lance dans quelques projets, je déteste en rendre compte. Je me laisse toujours la possibilité d’échouer. Aussi bien, donc, je ne lui parlais pas d’abord de ce je tentais de mettre sur pied. Il n’était tenu au courant qu’au moment (ou guère avant) où il était sensé « entrer en scène » ou quand j’avais besoin de son concours. Et jamais il ne m’a dit « Dis donc, montre-moi un peu ce que tu fricotes » quand le projet était encore « sous couveuse ». Par contre, au moment où je le sollicitais il répondait toujours présent, sans condition. Le message qu’il faisait passer à son équipe était « Allez-y, foncez, je vous couvre » et il le faisait ! Le Père Pierre n’était jamais dans une relation de pouvoir. Le pouvoir lui était, me semble-t-il tellement étranger, qu’il était même démuni face aux stratégies de pouvoir qui le visaient lui. Travailler avec lui ce n’était pas seulement une chance, c’était un privilège.
Le Père Pierre, lui, nous répétait qu’il fallait viser l’être et non le faire.
Il y a une petite anecdote qui le décrit très bien : tous les mois, les Nations Unies, qui avaient en charge la gestion des camps sous les directives des unités paramilitaires thaïlandaises, organisaient un meeting avec les coordinateurs de chaque ONG. Lors de l’une de ces rencontres, le thème était « Quel est votre programme et quels sont vos problèmes ? » A chacune de ces questions, chaque coordinateur apportait de longs et pesants développements mais quand est arrivé son tour, Le Père Pierre a dit : « Et bien moi, je n’ai pas de programme et je n’ai pas de problème ». Vous pouvez imaginez les mines déconfites des interlocuteurs ! Mais venant du Père Pierre, même des remises en question aussi radicales, passaient cahin-caha car elles visaient à remettre au centre l’essentiel et il ne jugeait jamais personne.
« L’être et non le faire » ne veut pas dire ne rien faire. Nous ne pouvions avoir aucun doute sur le sujet. Avec lui, il n’y avait ni samedi, ni dimanche, ni jours fériés, il était toujours aux côtés de ceux dont il avait fait sa cause, les réfugiés. Il me revient un autre souvenir, lors de ma première année dans son équipe, Noël approchait et je me disais « Chouette, on va avoir quelques jours de repos, on va pouvoir souffler ! » et le Père Pierre, lors du meeting qui précédait, d’expliquer que justement durant les fêtes il allait falloir être encore plus présents dans les camps ! Comme le dit Marguerite Duras « Il n’y a pas de vacance à l’amour ». Pour le Père Pierre, en tout cas, c’était une réalité.
Par son engagement total, par sa lumineuse présence, par son soutien sans faille à tous ceux dont il avait pris la charge (les réfugiés et les membres de son équipe), il donnait envie de relever le défi.
Alors que je n’avais pas abandonné un seul de mes jours de congé quand je travaillais avec Handicap International, j’oubliais de plus en plus de prendre repos et récupérations auxquels j’avais « droit ». Et peu à peu, mon cours de dessin et mes petits élèves sont devenus ma seule « obsession ».
Les élèves, eux aussi, se sont engagés à fond et durant ces 7 années, ils m’ont « couvert » de dessins plus étonnants les uns que les autres. Je n’en revenais pas de voir leur aisance à, à la fois, intégrer les techniques indispensables pour arriver à une expression élégante, et en même temps aborder les sujets les plus essentiels et les plus profonds. Il faut dire que ces enfants avaient traversé des expériences à ce point traumatisantes qu’il était impératif pour eux de les mettre en image pour les dépasser.
Le Char, Sophearoat (10 ans), aquarelle 1987, Site 2
Le Char, Sophearoat (10 ans), aquarelle 1987, Site 2
Malheureusement, autour des années 90/91, le directeur régional de JRS (Jesuit Refugee Service), décidait, du fond de son bureau à Bangkok, que le Père Pierre avait fait son temps et que la coordination devait être désormais assumée par un jésuite plus jeune. C’est assez ironique de penser que la fondation de JRS a été décidée par le Père Pedro Aruppe en novembre 1980, et que l’antenne locale du Sud Est asiatique s’est greffée sur les activités qu’ont développées les pères Ceyrac et Bingham.
Le remplacement du Père Pierre au poste de coordinateur était une décision catastrophique. Nul n’est prophète en son pays ! Les jésuites n’ont pas toujours reconnu le Père Pierre pour ce qu’il était - tant s’en faut. Il faisait de l’ombre. Les religieux, sans doute, ayant le tord de se comparer, le prenaient comme une accusation de leur vie modeste et imparfaite, de leur difficulté à mettre en adéquation leur vie et leur choix fondamental de vivre selon Le Christ, j’imagine… Je me souviens d’une autre manifestation d’agressivité vis-à-vis du Père Ceyrac, cette fois non plus sur la frontière mais en France. C’était en 1988, alors que j’entreprenais de faire un livre * à partir de la collection des dessins de mes élèves que j’avais accumulée au cours de cette première année d’enseignement. La qualité de leurs œuvres était à ce point étonnante que beaucoup m’avaient dit : « Tu dois en faire quelque chose. Il faut les faire connaître.» (J’ai toujours beaucoup aimé les bonnes âmes qui remplissent votre cahier des charges ! mais je m’y suis mise). J’avais assez rapidement trouvé une association, avec à sa tête un religieux, prête à éditer l’ouvrage. Mais quand il s’est agi de définir précisément sa structure et que j’ai annoncé que la préface serait rédigée par le Père Ceyrac, « mon » homme d’église m’a sommée de choisir entre lui (et son budget) et ce dernier. J’ai choisi le Père Pierre et j’ai repris mon bâton de pèlerin pour traquer de nouveaux financeurs. Cette fois, la recherche a été beaucoup plus longue et fastidieuse mais s’est trouvée très largement compensée par le développement notable qu’a pris alors le projet. De petit livre de poche, nous sommes passés à une édition de luxe largement illustrée. Le père Pierre ne nous facilitait pas toujours la tâche (à son corps défendant) mais j’en ai tout de même conclu qu’il ne fallait, effectivement, jamais céder sur ses exigences et profiter des échecs pour viser des projets plus ambitieux. |
Jusqu’en 1981, la Compagnie de Jésus avait à sa tête Pedro Aruppe. Convaincu que la Compagnie s'était jusqu’alors trop exclusivement préoccupée des riches et des classes dirigeantes, il lui avait donné une nouvelle orientation visant à l’engagement dans la lutte pour plus de justice sociale. En Amérique Latine, Rome le Soupçonnait de collusion avec la Théologie de la Libération. En 1981, le Père Aruppe est victime d’un accident vasculaire cérébral qui le laisse paralysé. Il est alors désavoué publiquement par le pape Jean Paul II qui suspend le droit de la Compagnie et annule toutes les dispositions prises par son supérieur. Il nomme, au mépris du processus électoral des jésuites, un délégué personnel avec pleins pouvoirs, et dont la mission est de remettre de l'ordre dans la Compagnie. Ce dernier organisera trois ans plus tard l’élection d’un nouveau Supérieur Général, Peter Hans Kolvenbach. Comme le résume parfaitement un ami jésuite « On a remplacé un prophète par un stratège ». Et c’est Peter Kolvenbach qui a entériné la fin de la coordination du Père Ceyrac.
En 1979 Pedro Aruppe écrivait à propos de l’engagement de ses jésuites pour la justice sociale: « Nous cesserions d’être de vrais fils de saint Ignace si nous ne mettions pas en œuvre tous nos moyens pour répondre à cette clameur. Par l’évangélisation nous pouvons rendre un service signalé, efficace, mais elle attirera aussi sur nous de grandes oppositions, voire des persécutions, provenant peut-être d’où nous les attendions le moins ». Aurait-il imaginé que l’une de ces oppositions viendrait du sommet de la hiérarchie pontificale ? Probablement… |
Autour des années 90, un autre changement important s’est produit sur la frontière.
A partir de 1990, les camps vont perdre leur rôle de vitrine dans l’affrontement Est/Ouest dans le contexte de la Guerre Froide et vont bientôt être considérés comme un bourbier.
Parmi les ONG, le discours sur la frontière va lui aussi changer de façon extrêmement brutale. Dans mon souvenir le changement s’est opéré presque du jour au lendemain. Les réfugiés vont être vus désormais non plus comme des résistants mais comme des otages entre les mains des dirigeants de la Résistance cambodgienne et comme des réfugiés économiques. C’est ainsi qu’après avoir « perdu la terre sous leurs pieds » quand les camps se sont implantés définitivement en Thaïlande, le sens de leur présence perdait celui de la noblesse de la lutte. Il est assez effrayant d’assister à ces mouvements de bascule aussi soudains que cruels dans les discours officiels bientôt répétés par tous comme une évidence, avec la plus parfaite amnésie de ce que chacun admettait sans discussion encore la semaine dernière ! On en vient à se demander ce que liberté de pensée peut bien vouloir dire. On peut m’objecter, qu’après tout, le discours officiel précédent pouvait tout aussi bien être le fruit d’une manipulation et défendre le point de vue que les réfugiés étaient otages depuis le début. Mais ce n’est pas tant ce débat qui m’intéresse que la transformation d’un discours donné pour son contraire sans que des changements notables aient pu intervenir dans la situation locale. |
Fin 1989, avec l’écroulement du mur de Berlin, l’équilibre géopolitique du monde est en train de se recomposer. Le Cambodge et les camps de résistance qui avaient rempli un rôle stratégique dans l’affrontement des forces capitalistes et communistes, sont en train de perdre leur statut. Jusqu’à cette date, les camps représentaient une vitrine pour le monde occidental. Le défilé des journalistes et des leaders politiques était incessant.
Je me rappelle d’un matin de 1986, à Kao I Dang, dans le « Ward » d’Handicap International, on nous avait demandé de nous ranger en file organisée pour que Henry Kissinger puisse nous serrer la main sans avoir à perdre de temps. Je me rappelle aussi de cars de touristes débarquant dans le camp pour des visites en règle. Et bien sûr, l’arrivage massif de journalistes ou d’équipe de tournage pour les télévisions « de tous poils », qu’on retrouvait le soir dans le marché de nuit d’Aran en quête d’information et dans les camps quand ils avaient pu obtenir leurs laissez-passer. A cette époque, la dimension politique des camps de frontière ne faisait pas question. Il allait de soi que la présence des réfugiés sur la frontière avait un sens et un sens politique. Ils étaient là pour combattre l’occupation du pays par l’ennemi héréditaire, les Vietnamiens. Ils étaient des Résistants. |
Je me souviens d’un commentaire du Père Pierre au cours de ces années : « On peut dire que Site 2 est l’endroit du mal. Cela a été dit et cela a été écrit. Mais c’est aussi l’endroit de la grâce et de la beauté, qui est plus sensible que partout ailleurs. En dépit d’une toile de fond faite d’angoisse, d’inquiétude, de souffrances, de cauchemars du passé, d’incertitude pour l’avenir, il y a une grandeur humaine qu’on ne trouve guère ailleurs, je crois. » *(2) En disant cela, il répondait aux affirmations péremptoires qui se répandaient et qui notamment sortaient de la bouche de responsables de l’UNBRO (Border relief Operation for United Nations).
Mais pour moi, l’évidence du « mal » venait plutôt de cette trahison que vivaient les camps de résistance. On les poignardait dans le dos avec les meilleures intentions du monde, il s’agissait prétendument de « protéger » et de détacher les populations otages de leurs représentants qu’on disait alors corrompus.
Joseph Conrad dans « Un avant poste du progrès » parle très bien de cette tendance bien humaine à s’identifier aux institutions de son milieu et à ses représentants : « Peu de gens comprennent que leur vie, l’essence même de leur caractère, leurs capacités et leurs audaces ne sont que l’expression de leur foi en la sécurité de leur milieu. Le courage, le sang-froid, l’assurance ; les émotions et les principes, toute pensée, grande ou insignifiante sont l’apanage non pas de l’individu mais de la masse qui croit aveuglement à la force irrésistible de ses institutions et de ses mœurs, à la puissance de sa police et de ses propres convictions ».
La frontière par sa signification politique, par sa dimension de conséquence d’une idéologie totalitaire tristement représentative du 20e siècle, par sa situation dramatique faite d’histoires humaines déchirées, et enfin, par sa situation artificielle passée sous le contrôle des Nations Unies et de l’aide humanitaire, était un véritable chaudron d’expériences humaines essentielles pour le meilleur comme pour le pire.
Pour moi, cette période a ouvert un questionnement douloureux sur la fragilité de la liberté de penser et sur la trahison pavée de bonnes intentions.
Mais pour moi, l’évidence du « mal » venait plutôt de cette trahison que vivaient les camps de résistance. On les poignardait dans le dos avec les meilleures intentions du monde, il s’agissait prétendument de « protéger » et de détacher les populations otages de leurs représentants qu’on disait alors corrompus.
Joseph Conrad dans « Un avant poste du progrès » parle très bien de cette tendance bien humaine à s’identifier aux institutions de son milieu et à ses représentants : « Peu de gens comprennent que leur vie, l’essence même de leur caractère, leurs capacités et leurs audaces ne sont que l’expression de leur foi en la sécurité de leur milieu. Le courage, le sang-froid, l’assurance ; les émotions et les principes, toute pensée, grande ou insignifiante sont l’apanage non pas de l’individu mais de la masse qui croit aveuglement à la force irrésistible de ses institutions et de ses mœurs, à la puissance de sa police et de ses propres convictions ».
La frontière par sa signification politique, par sa dimension de conséquence d’une idéologie totalitaire tristement représentative du 20e siècle, par sa situation dramatique faite d’histoires humaines déchirées, et enfin, par sa situation artificielle passée sous le contrôle des Nations Unies et de l’aide humanitaire, était un véritable chaudron d’expériences humaines essentielles pour le meilleur comme pour le pire.
Pour moi, cette période a ouvert un questionnement douloureux sur la fragilité de la liberté de penser et sur la trahison pavée de bonnes intentions.
C’est donc dans ce contexte qu’on a retiré au Père Pierre son poste de coordinateur et, comme pour la Résistance, le discours sur le Père Pierre a changé presque du jour au lendemain. Il devenait banal de dire que le Père Pierre était maintenant trop vieux pour diriger des équipes !
Était-ce un hasard ou une volonté consciente de se débarrasser d’une parole incontournable vantant la réalité et la beauté de la Résistance ?
Le Père Pierre, à partir de ce moment là, est resté sur la frontière mais sans fonction officielle ou comme simple aumônier auprès des catholiques du camp. Ce qui, bien sûr, était lui retirer la chaire d’où il pouvait énoncer une parole légitime. Pendant des années, il avait réussi à tenir en respect toutes les ONG et toute parole irrespectueuse vis-à-vis des réfugiés (il avait quelque chose du dompteur de fauves, mais un dompteur sans fouet et sans cravache, avec pour seule arme son grand sourire et sa lucidité bienveillante).
Était-ce un hasard ou une volonté consciente de se débarrasser d’une parole incontournable vantant la réalité et la beauté de la Résistance ?
Le Père Pierre, à partir de ce moment là, est resté sur la frontière mais sans fonction officielle ou comme simple aumônier auprès des catholiques du camp. Ce qui, bien sûr, était lui retirer la chaire d’où il pouvait énoncer une parole légitime. Pendant des années, il avait réussi à tenir en respect toutes les ONG et toute parole irrespectueuse vis-à-vis des réfugiés (il avait quelque chose du dompteur de fauves, mais un dompteur sans fouet et sans cravache, avec pour seule arme son grand sourire et sa lucidité bienveillante).
Il faut garder en tête l’anormalité de la situation de réfugiés.
D’abord, il y a la condition même des réfugiés, dépossédés de tout et réduits à la merci de toute une pyramide d’autorités qui pèse de tout son poids sur leurs malheureuses épaules. Tout en haut de cette pyramide, les unités paramilitaires thaïes qui entendent maintenir ces populations en leur pouvoir et qui les exploitent à leur gré ; viennent ensuite les Nations Unies chargées de pourvoir aux besoins des populations et les ONG (Organisation Non Gouvernementale) auprès desquelles l’UNBRO sous-traite les différents services (médical, sanitaire, alimentaire, logistique…). Ce sont alors les expatriés chargés de la mise en œuvre des programmes. Parallèlement et en collaboration plus ou moins harmonieuse, les autorités cambodgiennes, administrent la vie quotidienne.
A côté de cela comme dans n’importe quelle ville, il y a encore ceux qui entendent appliquer leur propre loi, à la force des armes. Les Thaïs avaient interdit les marchés dans les camps mais un marché noir s’était développé offrant des denrées diverses. A titre d’exemple, une grenade se vendait 20 Bath (environ 70 centimes d’euro). Les agressions étaient nombreuses et violentes. L’un de mes élèves, en 1991, alors qu’il passait dans une ruelle jouxtant une salle de spectacle, fut blessé par l’éclat d’une grenade dans le dos. Le projectile a sectionné la moelle épinière. Il est resté paraplégique. Il avait 15 ans.
Cette situation anormale, donc, génère des relations biaisées qui peuvent se gauchir rapidement si on n’y prête pas garde. Des gens qui n’ont qu’une autorité artificielle se trouvent en position de pouvoir sur toute une masse d’autres que les circonstances historiques et politiques ont jetés là. La tentation de glisser vers le « eux » et « nous » se justifie de multiples manières. Ce sont les réfugiés qui manquent d’efficacité selon les critères édictés par les ONG, les quelques vols de matériel qui ont pu se produire ici ou là, les demandes d’aide individuelles multiples… et on glisse vite vers un discours tendancieux. Il faut peut-être ajouter à cela l’angoisse que peut déclencher la situation de personnes ayant tout perdu, passés entièrement sous le contrôle de puissances étrangères, ou encore la culpabilité latente d’être du bon côté de la barrière.
Une culpabilité qui entraîne des difficultés à trouver la bonne mesure vis-à-vis des demandes qui peuvent parfois être excessives. Pour les réfugiés, les expatriés étaient, à juste raison, des nantis, des riches. Des « riches » qui peuvent l’être de façon très relative. A COERR nous avions des salaires thaïs. Autant que je m’en souvienne, j’ai commencé avec un salaire de 4000 Bath pour finir avec un salaire de 5 ou 6000 (ce qui est très juste pour vivre et qui ne nous permettaient pas de prendre des vacances. En général, les expatriés commençaient par prendre un travail temporaire dans leur pays d’origine pour pouvoir s’offrir des vacances par la suite). Mais pas de hiérarchie salariale à COERR, tous les travailleurs étaient à la même enseigne, y compris notre coordinateur bien aimé.
Quoiqu’il en soit nous étions beaucoup plus riches que les réfugiés et les demandes d’aide financières étaient nombreuses. Certaines étaient justes et indispensables, d'autres relèvaient de la tentation, chez certains réfugiés, de transformer les expatriés en « tiroir-caisse ». Ce point est important car il conditionne les relations dans lesquelles chaque partie doit être respectée.
Et des relations en bonne place est une condition importante de l’engagement personnel.
D’abord, il y a la condition même des réfugiés, dépossédés de tout et réduits à la merci de toute une pyramide d’autorités qui pèse de tout son poids sur leurs malheureuses épaules. Tout en haut de cette pyramide, les unités paramilitaires thaïes qui entendent maintenir ces populations en leur pouvoir et qui les exploitent à leur gré ; viennent ensuite les Nations Unies chargées de pourvoir aux besoins des populations et les ONG (Organisation Non Gouvernementale) auprès desquelles l’UNBRO sous-traite les différents services (médical, sanitaire, alimentaire, logistique…). Ce sont alors les expatriés chargés de la mise en œuvre des programmes. Parallèlement et en collaboration plus ou moins harmonieuse, les autorités cambodgiennes, administrent la vie quotidienne.
A côté de cela comme dans n’importe quelle ville, il y a encore ceux qui entendent appliquer leur propre loi, à la force des armes. Les Thaïs avaient interdit les marchés dans les camps mais un marché noir s’était développé offrant des denrées diverses. A titre d’exemple, une grenade se vendait 20 Bath (environ 70 centimes d’euro). Les agressions étaient nombreuses et violentes. L’un de mes élèves, en 1991, alors qu’il passait dans une ruelle jouxtant une salle de spectacle, fut blessé par l’éclat d’une grenade dans le dos. Le projectile a sectionné la moelle épinière. Il est resté paraplégique. Il avait 15 ans.
Cette situation anormale, donc, génère des relations biaisées qui peuvent se gauchir rapidement si on n’y prête pas garde. Des gens qui n’ont qu’une autorité artificielle se trouvent en position de pouvoir sur toute une masse d’autres que les circonstances historiques et politiques ont jetés là. La tentation de glisser vers le « eux » et « nous » se justifie de multiples manières. Ce sont les réfugiés qui manquent d’efficacité selon les critères édictés par les ONG, les quelques vols de matériel qui ont pu se produire ici ou là, les demandes d’aide individuelles multiples… et on glisse vite vers un discours tendancieux. Il faut peut-être ajouter à cela l’angoisse que peut déclencher la situation de personnes ayant tout perdu, passés entièrement sous le contrôle de puissances étrangères, ou encore la culpabilité latente d’être du bon côté de la barrière.
Une culpabilité qui entraîne des difficultés à trouver la bonne mesure vis-à-vis des demandes qui peuvent parfois être excessives. Pour les réfugiés, les expatriés étaient, à juste raison, des nantis, des riches. Des « riches » qui peuvent l’être de façon très relative. A COERR nous avions des salaires thaïs. Autant que je m’en souvienne, j’ai commencé avec un salaire de 4000 Bath pour finir avec un salaire de 5 ou 6000 (ce qui est très juste pour vivre et qui ne nous permettaient pas de prendre des vacances. En général, les expatriés commençaient par prendre un travail temporaire dans leur pays d’origine pour pouvoir s’offrir des vacances par la suite). Mais pas de hiérarchie salariale à COERR, tous les travailleurs étaient à la même enseigne, y compris notre coordinateur bien aimé.
Quoiqu’il en soit nous étions beaucoup plus riches que les réfugiés et les demandes d’aide financières étaient nombreuses. Certaines étaient justes et indispensables, d'autres relèvaient de la tentation, chez certains réfugiés, de transformer les expatriés en « tiroir-caisse ». Ce point est important car il conditionne les relations dans lesquelles chaque partie doit être respectée.
Et des relations en bonne place est une condition importante de l’engagement personnel.
De façon générale et pour toutes ces raisons, la tentation inconsciente pour les expatriés de mettre des barrières pour éviter la « contamination » est probablement assez présente. Le Père Pierre avait aboli toutes ces barrières, comme il le fait toujours dans quelles que causes que ce soient, « par définition » si je puis dire. Il s’est engagé toute sa vie de façon absolue, c’est ce qui me fait dire qu’il était un saint, un « vrai », non pas comme ces « saints » douteux que l’Eglise élève pour des raisons « politiques » ou stratégiques ou encore, par esprit de corps.
Abolir ces barrières ne voulait pas dire sombrer dans une espèce de « pathos ». Proche et solidaire de chacun, dans la tragédie comme dans la joie, il était pourtant dégagé de toute dimension fusionnelle possible. Le Père Pierre s’engageait de façon absolue, sans confusion.
C’est très mystérieux, cette capacité qu’ont les grands saints (j’imagine qu’il en allait de même des sœurs Theresa ou sœur Emmanuelle…), d’être si proche sans tomber dans la promiscuité affective. Je crois qu’ils ont développé un autre niveau de l’être. Au-delà des catégories définies par la psychanalyse du moi, du surmoi et du ça. Une autre dimension, à la fois limpide et mystérieuse, celle de l’âme j’imagine, arrivée à ce point de surplomb où elle gouverne les trois autres instances.
Dans ses discours, le Père Pierre insistait toujours sur la beauté et la noblesse des réfugiés et de leur cause. Il disait « Si vous voulez parler d’eux, alors montrez leur grandeur et leur dignité. Pas leur misère. Et si vous tenez à les aider, faites-le avec respect, avec amour. Sinon, ne faites rien ! Sans respect, sans amour, vous n’avez rien à leur apporter. Au contraire, vous avez beaucoup à recevoir d’eux… Les réfugiés, vous allez les voir. Vous allez découvrir leur beauté, leur dignité. Voir uniquement leur misère matérielle, c’est une attitude de riche, de colonialiste. Il ne faut pas oublier la beauté des choses, des gens, sinon on s’aigrit ! Chaque personne est un chant. »*(2)
« Une attitude de colonialiste ». C’est une vraie question, car une grande part des ONG, me semble-t-il, fonctionnent sur des présupposés colonialistes. Rien d’étonnant à ça. Il suffit de laisser s’ériger les barrières qui divisent l’humain en eux et nous. On le fait tous ! Et comme je le dis plus haut, ces barrières se glissent doucement, l’air de rien, sans qu’on y pense. C’est important de garder cela bien en tête quand on tente de faire du développement. Car le risque est grand que tous les programmes s’écroulent quand l’ONG se retire et passe le relais aux autorités locales. Si ces dernières n’ont pu se constituer en sujets, alors rien ne peut perdurer. Seul le respect permet à l’autre fragilisé de se constituer en acteur.
C’était un rappel permanent, bien au-delà des discours, qui ne valait pas que pour son équipe. Il était un personnage incontournable, dans tous les meetings organisés par l’UNBRO, partout dans le camp, à la terrasse des restaurants du marché de nuit, le soir, au moment du dîner… Auprès de son équipe, il était aussi très vigilant sur les petits détails (et le diable se cache dans les détails, comme chacun sait). Il nous avait interdit l’usage de la voiture dans le camp, on devait se déplacer à pied ou en vélo, rester au même niveau que les réfugiés, toujours...
Au contact du Père Ceyrac, j’ai donc appris à m’engager, à adopter la cause de ceux qui sont devenus mes proches, en l’occurrence mes jeunes élèves.
Il n’est pas si facile de se sentir en adéquation avec la frontière. Lors de ma première année, dans les rangs d’Handicap, j’étais chargée de l’administration de son « ward » ( salle d’hôpital) dans le camp de réfugiés « légaux », Kao I Dang. J’avais sous ma direction « éclairée » un responsable khmer réfugié autrement plus qualifié et efficace que moi mais ça ne faisait rien c’est lui qui me rendait des comptes… cette situation absurde, et mensongère en quelque sorte, me mettait mal à l’aise. J’ai passé la première année à lutter contre un fort sentiment d’inutilité et un désir de fuir jusqu’au moment où j’ai fini par admettre que, comme le répétait le Père Pierre, nous n’étions pas tant là « pour faire que pour être aux côtés des réfugiés ». Nous étions par notre seule présence la preuve tangible d’un ailleurs possible. Car, effectivement, en étant parqués dans quelques kilomètres carrés comment croire, quand l’attente s’étire sur des années, qu’un ailleurs existe encore, comment ne pas déréaliser ? Par notre seule présence, nous apportions cette preuve chaque matin en arrivant dans les camps. (Les autorités thaïes avaient interdit l’accès des camps aux expatriés pendant la nuit. Nous n’avions droit qu’aux heures ouvrables du matin vers 7h au soir entre 17h et 18h).
La première condition, pour moi en tout cas, pour rester dans les camps était de répondre à cette première question « Pourquoi je suis ici ? » Une fois cette question réglée, j’ai pu commencer à bâtir ma propre compréhension, mon système explicatif.
Comme disait le Père Pierre « Il est très important de comprendre la monotonie des camps. Vous pouvez rester un an, deux ans dans les camps et rester très vigoureux et très vibrant mais après il est très difficile de durer »* (2). Car après quelques années d’attente et, quand toutes les tentatives de négociations échouent les unes après les autres, il devient difficile de rester debout. Oui vraiment, pour comprendre la vie des réfugiés il faut mesurer le poids de l’ennui et de la monotonie. Les réfugiés ne peuvent investir que le présent. Il est impossible de se projeter dans l'avenir quand l’attente semble ne jamais devoir finir. Il ne leur était pas non plus possible de se consoler avec le passé. Les Khmers Rouges s’étaient chargés de faire du passé un cauchemar contre lequel il fallait mobiliser toutes ses forces pour ne pas se laisser submerger. L’horreur de l’ennui, ce sont les grands handicapés qui en vivaient la substance la plus extrême. J’avais un grand ami tétraplégique, Lama (il ne pouvait bouger que la tête), que j’avais connu à Handicap International, lors de ma première année à Kao I Dang. Par la suite, je travaillais à Site 2 et pour le voir il fallait que j’en fasse le choix. Souvent en rentrant de Site 2, fatiguée, j’avais hâte de rentrer à la maison et très peu envie de faire halte à Kao I Dang. Pourtant quand je décidais de m’arrêter tout de même pour voir Lama, j’en repartais paisible et « miraculeusement » défatiguée. J’avais l’impression de repartir les bras chargés de fleurs. Il avait, je crois, la faculté d’absorber l’angoisse et la lourdeur des autres. Des autres mais pas la sienne propre. Un jour, je lui ai dit étourdiment quelque chose comme « Mais toi Lama, tu es rayonnant (sous-entendu, petit veinard tu as la grâce !). Et il m’a dit que non, il était ravagé d’angoisse, tout le jour face à lui-même. Seul face à lui-même. Et j’ai lu dans ses yeux quelque chose de cette attente sans fin, ses yeux grands ouverts sur les heures qui s’égrènent lentement, tellement lentement… Comme disait le Père Pierre les camps c’étaient « aussi l’endroit de la grâce et de la beauté »
La première condition, pour moi en tout cas, pour rester dans les camps était de répondre à cette première question « Pourquoi je suis ici ? » Une fois cette question réglée, j’ai pu commencer à bâtir ma propre compréhension, mon système explicatif.
Comme disait le Père Pierre « Il est très important de comprendre la monotonie des camps. Vous pouvez rester un an, deux ans dans les camps et rester très vigoureux et très vibrant mais après il est très difficile de durer »* (2). Car après quelques années d’attente et, quand toutes les tentatives de négociations échouent les unes après les autres, il devient difficile de rester debout. Oui vraiment, pour comprendre la vie des réfugiés il faut mesurer le poids de l’ennui et de la monotonie. Les réfugiés ne peuvent investir que le présent. Il est impossible de se projeter dans l'avenir quand l’attente semble ne jamais devoir finir. Il ne leur était pas non plus possible de se consoler avec le passé. Les Khmers Rouges s’étaient chargés de faire du passé un cauchemar contre lequel il fallait mobiliser toutes ses forces pour ne pas se laisser submerger. L’horreur de l’ennui, ce sont les grands handicapés qui en vivaient la substance la plus extrême. J’avais un grand ami tétraplégique, Lama (il ne pouvait bouger que la tête), que j’avais connu à Handicap International, lors de ma première année à Kao I Dang. Par la suite, je travaillais à Site 2 et pour le voir il fallait que j’en fasse le choix. Souvent en rentrant de Site 2, fatiguée, j’avais hâte de rentrer à la maison et très peu envie de faire halte à Kao I Dang. Pourtant quand je décidais de m’arrêter tout de même pour voir Lama, j’en repartais paisible et « miraculeusement » défatiguée. J’avais l’impression de repartir les bras chargés de fleurs. Il avait, je crois, la faculté d’absorber l’angoisse et la lourdeur des autres. Des autres mais pas la sienne propre. Un jour, je lui ai dit étourdiment quelque chose comme « Mais toi Lama, tu es rayonnant (sous-entendu, petit veinard tu as la grâce !). Et il m’a dit que non, il était ravagé d’angoisse, tout le jour face à lui-même. Seul face à lui-même. Et j’ai lu dans ses yeux quelque chose de cette attente sans fin, ses yeux grands ouverts sur les heures qui s’égrènent lentement, tellement lentement… Comme disait le Père Pierre les camps c’étaient « aussi l’endroit de la grâce et de la beauté »
Selon moi, le principal mal dont souffraient les réfugiés était la perte de la confiance : confiance dans la vie, confiance dans l’autre et confiance en soi. Et sans confiance comment entreprendre ? Mais comment d’ailleurs pouvait-il en être autrement ? C’est dans le contexte des camps installés en terre étrangère - la Thaïlande - que j’ai commencé à travailler dans les camps de réfugiés. En 1985 à Kao I Dang (le camp de réfugiés « légaux »). Les attaques militaires dramatiques touchant les camps de frontière venaient d’avoir lieu. Puis en 1986, dans l’équipe du Père Ceyrac, en tant que professeur de dessin pour les enfants, dans le plus grand camp de frontière, Site 2, alors que l’attente sans espoir était déjà une réalité. A cette époque, l’idée d’ouvrir un cours de dessin choquait certains (à commencer par moi, je me disais « il y a d’autres priorités, tout de même ! »). Mais pour le Père Pierre, il était évident que, y compris dans l’urgence, l’être humain ne vit pas que de pain. Ce qui, à la réflexion, ne peut nous étonner de sa part mais qui ne traverse pas forcément spontanément l’esprit. Il avait, d’ailleurs, fait son principal objectif de tout ce qui n’était pas « besoin de base ». Avec un autre jésuite, le Père John Bingham, ils ont imposé aux autorités thaïlandaises et aux représentants des Nations Unies qui préféraient ne pas contredire ces dernières, des programmes d’enseignement pour le secondaire et même jusqu’au niveau universitaire. Les thaïlandais, sous le prétexte que les réfugiés n’étaient que de passage sur leur territoire, ne devaient développer aucune activité d’avenir. Ils toléraient sans enthousiasme l’enseignement primaire et ils avaient interdit purement et simplement l’enseignement secondaire. Malgré cela, les deux jésuites n’ont pas reculé. Leurs programmes étaient donc officieux, désapprouvés par les Nations Unies et menacés de fermeture arbitraire par les unités paramilitaires thaïes. Auprès de mes jeunes élèves, petit à petit, et en avançant plus par intuition que par compréhension intellectuelle, j’ai mis au centre de ma relation avec eux la confiance à rebâtir. C'est-à-dire que je devais devenir un point d’ancrage sur lequel s’appuyer. Sans doute les enfants y ont-ils cru puisque les premiers fruits de leur confiance n’ont pas tardé à arriver. Leurs dessins, en l’espace d’une année à peine, sont devenus d’authentiques expressions artistiques, à la fois techniquement maîtrisées et riches de sens, à ma grand surprise car comme je le disais plus haut, je ne m’attendais à rien. Ils avaient fait du dessin un outil opérant de la reconstruction d’eux-mêmes. C’est ainsi que j’ai pu assister à la métamorphose de certains d’entre eux, arrivés ravagés dans le cours par leur douloureuse expérience de vie ; je les ai vu se recomposer, se redresser et sortir triomphants des forces de mort qui les entraînaient vers le fond. Cette qualité n’a fait que se renforcer au cours des années qui ont suivi et une authentique dynamique de groupe s’est mise en place durablement. |
En arrivant dans les camps fin 1979 et début 1980, les cambodgiens fuyaient les 4 années d’extermination khmère rouge ainsi que l’occupation vietnamienne qui s’annonçait. Ils arrivaient exsangues, squelettiques, vêtus de noir (les Khmers Rouges avaient interdit les couleurs), restés debout encore par le seul instinct de vie ou de survie, mais, passée la frontière, ils s’effondraient. Ensuite, est venu les années de camps où ils ont pu encore maintenir le moteur de l’espoir. Les réfugiés croyaient pouvoir ramener la paix et l’indépendance dans leur pays. Au fil des années, les échecs militaires succédant aux échecs diplomatiques, espérer devenait chaque jour plus difficile. Et puis, alors que la résistance khmère subissait les cuisants revers militaires de 1985 et que les camps s’implantaient en Thaïlande de façon définitive, est venu la perte définitive du dernier bout de terre qu’ils ne devaient à personne. Jusqu’à cette date fatidique, les camps passaient la saison des pluies côté Cambodge, chez eux, sur leur terre alors que l’armement lourd et les chars d’assaut de l’armée vietnamienne ne pouvait plus lancer d’offensives et regagnaient la Thaïlande, à la saison sèche, quand les offensives de guérilla de la Résistance perdait l’avantage. Après 1985, les camps se sont immobilisés en Thaïlande et les autorités étrangères se sont faites de plus en plus lourdes. A partir de là, comme disait le Père Pierre « c’est ainsi que ce qui avait été des camps de résistance est devenu, au cours des temps, un immense camp de réfugiés »*. Dès lors, espérer quand tout s’effondre toujours devient l’apanage d’un tout petit nombre de héros ou de don Quichotte dont les rangs ne cessent de s’éclaircir. |
Aquarelles série de Cherey (12 ans)
Un autre point qui me semblait essentiel était de ne pas renvoyer mes jeunes élèves dans une identité de victime. L’enjeu était qu’ils se constituent comme sujets, debout et tournés vers l’avenir. Les propos de Joseph Conrad que je cite plus haut me semblent, là encore, porter un éclairage puissant, par opposition, sur la force de la démarche qu’ont entrepris mes jeunes élèves. Bien qu’ils aient répondu, à cette époque, à l’archétype même de la victime, ils avaient une particularité : ils étaient des enfants et, comme tous les enfants, ils ne se sentaient pas victimes. Par l’appropriation du dessin comme authentique moyen d’expression, non plus seulement pour eux-mêmes mais pour toute la communauté, ils sont devenus témoins et porte-parole. De victimes, ils sont devenus sujets, au sens plein du terme, ceux-là qui après avoir tout perdu, trouvent encore le moyen d’affirmer, non plus en s’appuyant sur la confiance dans les institutions de leur société mais sur leur fond propre. Et comme des enfants, ils ont fait tout naturellement ce qui est le fruit de toute une vie d’effort et de luttes avec et contre soi, avec et contre les événements et la vie : ils ont fait acte de liberté.
Le Père Pierre était sollicité de toutes parts. Je m’abstenais, par conséquent, de faire appel à lui pour les mille petits tracas quotidiens mais seulement quand les problèmes me jetaient aux portes du désespoir. Ainsi en 1991, alors que je rencontrais des difficultés incessantes pour réaliser le film « Ombre et Lumière », qui faisait suite au livre « Voyage dans les rêves des Enfants de la Frontière » réalisé en 1988. Ce film qu’il m’a fallu recommencer de zéro 5 ou 6 fois avant de pouvoir enfin le finaliser. Lors d’un de ces échecs, les intervenants de la table ronde que devait filmer une équipe de tournage, affrétée en grand frais de Bangkok, s’étaient tout simplement décommandés le matin pour l’après-midi. Je m’étais précipitée chez le Père Pierre qui immédiatement a mis en place un plan B, quitte à bouleverser son planning. Tout s’écroulait mais lui était là, toujours disponible, toujours prêt à soutenir son équipe dans l’adversité.
A la fin des camps, entre 1992 et 1993, nous avons escorté le rapatriement des grands handicapés au Cambodge organisé conjointement par l’UNBRO et la Croix Rouge Internationale. Le Père Pierre faisait partie de l’équipée. Je me rappelle surtout la surprise des représentants de l’hôpital de Battambang chargé de les réceptionner, quand il leur a demandé quel était leur programme d’accompagnement pour les handicapés qui rentraient dans leur famille. La réponse avait été assez abrupte : « Mais ici, au Cambodge, les handicapés ne survivent pas ! » (De fait, j’ai vu « tomber » les uns après les autres mes amis handicapés, plus ou moins rapidement mais inexorablement !) |
A la fin des camps, et alors que les accords de paix étaient enfin signés, bien peu de réfugiés se réjouissaient de rentrer au Cambodge. Ils savaient que cette paix au rabais était due bien davantage aux pressions internationales qu’au mérite de leur résistance. Ils savaient aussi que leur pays ne leur ferait aucune place, les biens qu’ils avaient perdu étaient perdus pour toujours, sans dédommagements. De façon très significative, alors que les Nations Unies prévoyaient l’octroi d’un lopin de terre pour chaque famille dans la formule de réinsertion, cette solution a vite tourné court quand l’organisme international a constaté que les terres vendues par les autorités cambodgiennes étaient les terres minées. La seule option possible ne fut plus alors que la maigre somme de 50 $ par adulte et 25 $ par enfants pour repartir dans un pays qu’ils avaient quitté depuis 12 ou 13 ans.
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De mon côté, j’ai quitté après cela le convoi pour tâcher de retrouver le plus grand nombre possible de mes élèves. Certains d’entre eux étaient encore dans les camps de transit créés au Cambodge pour remplir le rôle de sas avant le grand saut dans l’inconnu. Les réfugiés restaient dans ces camps entre une semaine ou deux, ce qui leur permettaient de retrouver de la famille ou de mettre un plan de démarrage pour cette nouvelle vie. Après Battambang, j’ai continué mon périple jusqu’à la frontière vietnamienne au sud du Cambodge. Ce que je voyais confortait ce que je savais déjà. La réinsertion était une épreuve terrible dans laquelle beaucoup n’ont pu se sortir. Ceux qui avaient de la famille bénéficiaient d’un avantage mais, après une courte période, l’avantage se retournait contre eux. Etre un poids nouveau pour des familles pas toujours très solides ne pouvait pas durer longtemps.
En revanche, et avec le recul, il est devenu très évident que ceux qui s’en sortaient le mieux, étaient ceux-là mêmes qui avaient bénéficié des programmes de formation mis en place par le Père Ceyrac et le Père Bingham. L’éducation était la meilleure arme pour aborder une nouvelle vie, la seule réponse vraiment solide à cette réalité précaire et sans avenir de ces 13 années de camp. Certains ont trouvé des postes dans les ONG officiant au Cambodge, d’autres se sont placés dans les entreprises locales. Leurs réussites étaient la meilleure reconnaissance des actions visionnaires de nos deux jésuites, malgré la désapprobation de l’UNBRO et des autorités thaïes.
Partout où je passais dans cette traversée du Cambodge, je faisais passer le mot que je mettrais bientôt en place un projet de Centre artistique à Battambang et que ceux de mes élèves qui en feraient le choix pouvaient me rejoindre. Le bouche à oreille marche au Cambodge bien mieux que la poste, et j’ai vu défiler dans la maison que j’avais louée pour notre petite équipe un grand nombre de mes anciens élèves. Avec ceux qui ont voulu tenter l’aventure nous avons mis en place notre programme.
Le challenge était de renverser une situation qui assignait aux réfugiés l’humiliante et désespérante position de perdants. Il s’agissait de retourner au Cambodge la tête haute, en offrant nos services et nos savoir-faire aux plus pauvres, et non pas la tête basse en quémandant les restes d’un pays qui en avaient peu. Je ne voulais à aucun prix que mes élèves adoptent une position de victimes, pour s'y enfermer (ce qui est fatal). Déjà enfants, dans le camp, crasseux et loqueteux, je les voyais comme des petits princes dansant au-dessus de l’abîme, ce qu’ils étaient. Ce qu’ils m’avaient montré par leur dessin, libres et debout, (sans s’appuyer sur les forces illusoires dont parle Joseph Conrad). Plus que jamais, il s’agissait de tenir la station verticale malgré les embûches. Et elles furent nombreuses. Le Père Pierre, hélas, s’est vu interdire l’accès au Cambodge par ses supérieurs. Dans la logique de cette destitution qui avait eu lieu dans les années 90, quelqu’un, quelque part du fond d’un bureau très éloigné du terrain avait décidé qu’il n’aurait plus de part dans cette histoire qu’il s’agissait d’écrire. Cette décision je l’ai accusée douloureusement car le soutien du Père Pierre eut été, ô combien, secourable. Mes jeunes n’avaient pas encore la maturité de porter un programme lourd, ils devaient encore vivre les expériences et les turbulences de l’adolescence et du début de la vie adulte. Mon association s’était réduite à sa plus simple expression. J'ai donc mis en place presque seule l’ambition que je voulais pour nous tous. Mais ceci est une autre histoire que je ne développerai pas ici.
Il faut tout de même que j'ajoute ceci. Après avoir passé le relais à l’association locale composée de mes élèves des camps et une absence de 9 ans, je suis revenue au Cambodge. Le centre s’était développé, les activités s’étaient multipliées, l’expression artistique affirmée. Il était comme un grand cœur qui bat, attirant à lui les espoirs et les énergies, et rayonnant sur le quartier et bien au-delà, à l'international. L’espoir avait tenu ses promesses, mes élèves étaient devenus semeurs comme je l’avais été auprès d’eux. J’ai ressenti un profond sentiment de gratitude vis-à-vis du Père Pierre qui avait fait de nous des acteurs.
J’ai tant appris du Père Pierre qu’il me serait difficile d’en dresser la liste exhaustive. Mais je pense encore à une toute petite phrase qui m’a ouvert de vastes horizons.
Il disait la messe tous les samedis dans sa maison à Aranyaprathet. Lors de l’une de ces cérémonies, il a confessé, devant la petite assemblée ébahie, des péchés qu’il avait, disait-il, commis par trois fois au cours de la semaine ou de la journée, je ne sais plus trop. Je me suis demandé un instant si j’entendais bien ce que j’entendais tant il me semblait extraordinaire que le meilleur d’entre nous s’accuse humblement de ses fautes devant témoins.
A partir de là, quoiqu’il en soit, j’ai pris l’habitude moi aussi de demander pardon à ceux que j’offensais au passage. Je ne suis plus tellement sûre de respecter ce choix de façon systématique et il peut m’arriver de temps à autres de m’épargner cette peine. Mais je sais à quel point cette pratique, pour exigeante qu’elle soit, est porteuse d’une dynamique incomparable dans la relation à l’autre. Elle oblige à garder un regard critique sur soi-même et, par la même occasion, à une certaine humilité (au moins ponctuelle), porteuse de tolérance vis-à-vis de soi et, par effet boomerang, vis-à-vis d’autrui. C’est un exercice salutaire pour combattre les « fantasmes d’omnipotence blindée » (pour reprendre l’heureuse expression d’Antoine Vergotte) et qui permet de relancer toujours la relation à l’autre vers de nouveaux départs.
Le Père Pierre était très humble. Quelle force extraordinaire que l’humilité !
En mai 2012, alors que je m’étais rendu en Inde pour lui rendre un ultime Adieu et que le Père Pierre vivait la dernière étape de sa vie, il m’en donnait encore un exemple bouleversant. A 98 ans, alors que son corps l’abandonnait de toutes parts, il alternait de longs moments de semi-conscience où il s’enfonçait en lui-même. Puis il ré-émergeait, reprenait contact avec son entourage. Parlait. Demandait l’heure pour se désoler de tout ce temps perdu, à ne rien faire. Et quand je lui disais qu’il avait tant fait et qu’il pouvait se reposer, il répondait invariablement : « j’aurais pu faire davantage ». Pour se reprendre encore et dire : « Non, j’aurais dû faire davantage ».
Et puis il m’a fait un dernier cadeau. Lors d’un échange où nous parlions de la mort ou bien de l’attente qui lui semblait sans fin, je ne sais plus bien. Je lui ai dit « je vais prier pour vous ». Il m’a dit « C’est bon ça. Il faut prier les uns pour les autres. Tu sais, on va faire ça, prie pour moi et moi je prierai pour toi. » J'étais assez contente du troc !
La dernière image que je garde de lui, c’est assis dans sa chaise roulante, émergeant de ces longs moments de semi-conscience et immédiatement saisissant la barre du patio pour se remettre debout. Un vieux lutteur accroché au ring, jusqu’au bout, jusqu’à la fin, toujours debout, toujours prêt à repartir.
Véronique Decrop
« Et si quelqu’un autour de nous,
Vient à manquer à son visage de vivant,
Qu’on lui tienne de force la face dans le vent »
Saint John Perse